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J'ETAIS

Un tout petit garçon Aux yeux ronds, marrons, Sur le dos d'un cheval, Mettant ses flancs, à mal Sous le joug de coups de talons. Rêvant encore d'un idéal, Loin d'une chair à canon. J'ai traversé des déserts. Me suis soustrait à l'occupation, Ai foulé des terres, des nations, J'ai quitté mes amis, mes frères, Ma patrie, ma mère, mon père. Terrible et indicible abandon, Le poids d'une grande décision. J'y ai laissé mes mains, mes poings, Mes racines, mes liens, mes biens Mais je ne regrette absolument rien. Ai enjambé des ponts, des rivières Emporté bruyamment sur des mers, De bien funestes embarcations. Où, à chaque poste-frontière, Je déclinais mon identité, mon nom. J'aurais tout fait pour fuir la guerre, La terreur, la frayeur, la poussière, La misère, les cris, cet enfer ! Je suis passé par derrière, en dessous Des fils barbelés, des barrières, Des grilles, des fils de fer, Dans les forêts, les clairières. Ai creusé dans la terre. Comme un rat d'égout Tout en restant toujours debout. Puis, cette horrible arrestation. Jeté dans un camp, une prison. Dépouillé de mes papiers, Bafoué, battu, humilié, torturé, Ensanglanté, mutilé, souillé Parmi des centaines, des milliers, Un numéro inscrit sur mon front, De la brute mine d'un crayon. Vendu comme du bétail Alors que de loin, je méritais Bien plus qu'une médaille Au gré de mes multiples batailles. J'suis devenu une chair qui coûte cher Sur le marché aux esclaves, Bien plus qu'une piteuse épave. Livré en pâture, Moi qui rêvais d'aventure. Les yeux cousus, Les pieds bandés D'avoir tellement couru, Afin d'échapper à mes geôliers, Ces fous furieux de tortionnaires. Quelle consternante erreur D'avoir voulu croire En la paix, en mon honneur A la libre et belle Angleterre, A mon heure de gloire, Une terre d'accueil, Un exil de bonheur. Fallait d'abord payer les passeurs... Eux, je les avais occultés. Dès lors que mon cercueil Semble me faire de l'oeil, Réduisant mes efforts à néant, Mes pas de géant solitaires, Ce parcours du combattant, Je mets noir sur blanc Mes maux. J'écris ce recueil, J'honore les errants, les migrants, Ceux qui se sont battus Pour un monde meilleur, Tous ceux qui se sont tus, Fermant à double clé, leur coeur. Je dénonce le comble de l'horreur, Nos réputations ternies, Où la terre entière unie Nous regarde derrière un écran Où personne ne bouge, Personne ne s'émeut, ne parle ! Aucun représentant des gouvernements. Je verse des larmes de sang. On trouve ça normal Alors qu'il y a plus de 60 ans La drôle de guerre ouvrait le bal. Mon coeur, lui, voit rouge ! Mais que puis-je faire De ma profonde colère ? Hurler ? Rompre le silence. Réveiller les consciences ! Recueillir des confidences, Présenter mes excuses Au nom de ceux qu'on récuse. Que vous dire de plus ? Que je fais partie d'une société Où le nombrilisme exacerbé Et l'insensibilité que j'accuse Me donnent envie de gerber.

D'après une photo de Black Hole publiée avec son autorisation.


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