Billet 1 : Dans la cuisine de ma grand-mère
- florencequoilin18
- 20 avr. 2017
- 3 min de lecture
Dans la cuisine de ma grand-mère, il y règne une bien drôle atmosphère, un parfum de naguère qui flotte dans l'air, des notes de musique désuètes et secrètes. ♬ ♪ ♩ ♭ Il y a des cahiers de dessins qui sont même posés par terre. Les poules picorent à même le sol ce qu'il reste de miettes de pain millénaire et de vestiges du déjeuner amer. Et des poupées de cire qui écoutent les abeilles d'une seule oreille, disposées sur une chaise dont la paille a bel et bien cédé. Il trône à même le vaisselier les lampes à huile des aïeux, en guise de garnitures à défaut d'adieux. Les cruches en émail font office de mailles ce que les tricots effilochés traînent dans les armoires, abandonnés, vaille que vaille. Les carreaux sont lavés par les pluies de l'automne, le soleil y rayonne par les interstices des volets. On se lève toujours tôt, il n'y aucun moment de répit, de repos monotone. Les heures blanches se sont tues à jamais. Les vacances n'existent pas. On rit toujours aux éclats, ou alors, parfois. Les saisons défilent, sous le joug du vent. Qu'il soit du Sud ou du Nord, peu importe. Que le diable l'emporte ! Des murs, on se cogne contre les parois mais les bleus, on ne les soigne pas. Parce qu'on est fort et vivant, on a vécu tant de choses, ôté les épines des roses, porté la vie, comme les arbres, des fruits, les bourgeons au printemps, le temps s'écoule, au fil de son tablier usé jusqu'à la corde, on est bien, on virevolte, on est fou. Il était plus que temps ! En fait, à cent ans, on aura toujours vingt ans. Alors que le jour vient d'apparaître, d'un revers de main, on ôte le verrou de la porte qui donne sur la cour, on pousse la grille en fer forgé, rouillée, on escalade la barrière et vogue la galère ! Le pot de fleurs est sec, il faudra bien l'arroser à moins qu'une averse, inopinée, daigne s'y attarder. Dans cette pièce si peu ordinaire, il y a sur les meubles cirés un reste de poussière, les rideaux portent en eux du monde, toute la misère, on y évoque encore les souvenirs de la guerre à même la nappe en vichy qui recouvre la table en pierre. En hiver, on retire les moustiquaires, le poële à charbon réchauffe les moellons, là où chaque murmure pourrait paraître comme une injure car on aime chantonner, fredonner, et préparer des mets saucés tandis que le canari chante et que le chiot aboie. Le coq réveille le voisinage, les vaches paissent dans les prés, la jument s'émerveille des derniers rais de lumière; le verger sera porteur, cet été ! Je suis certaine qu'on y trouvera du sureau, des prunes dont on fera de la compote, de très bons haricots, des salades vertes et des blettes, des pêches juteuses, des poires orgueilleuses. Et au détour du potager : se dresseront des dahlias en fleurs, des pivoines majestueux, des plants de muguets inanimés puisque le mois de mai est bien loin derrière, même que le lilas blanc et le magnolia renaîtront de leurs racines, obstinément. Nous préparerons pour les visites impromptues des soupes aux fèves, des pains perdus, des mousses à la fraise, et sortirons de l'ancien bahut le rogomme qui enivre et le péket qui ravive. Dans chaque recoin de la pièce, on replongera avec délectation dans les fumets d'autrefois. On y croisera des conteurs, des jongleurs, des magiciens de l'esprit, de la fantaisie ♬ ♪ ♩ ♭ ♪, des arcs-en-ciel, des baisers de miel, tout ce qui fait partie d'un autre univers, mais qui nous permet de rester de la Terre, des enfants qui s'émerveillent. J'avais occulté de la cuisine : les cuirs à frotter, les cadres accrochés, dépareillés, la vaisselle en porcelaine, les bouts de ficelle, les épices, le roti de veau qui mijote dans la cocotte en fonte, les pavés descellés, le moulin à café, la balance qui tourne sotte, d'avoir trop soupesé, l'assiette creuse où le chat vient laper le lait et la télé qui crachote des bruits que les puînés ne parviennent pas à ignorer. Dans la cuisine de ma grand-mère, on n'y évoquera jamais la mer, les ressacs, les vagues qui s'écrasent sur les rochers, le sable qui brûle en été la plante des pieds, parce qu'elle ne sait pas ce que c'est... De la campagne, elle est née. Je suis heureuse de l'avoir évoquée... Par ce témoignage, j'honore sa dignité, sa sagesse, sa bonté, tout ce qu'elle m'a apporté, le manque d'elle qui, souvent, vient m'habiter mais bon... Je suis tellement heureuse, sur le chemin de ma vie, avoir pu la rencontrer. AUTEUR DE LA PHOTO : Laurence Chabalier.
Comments