LE RETOUR DES BEAUX JOURS
- florencequoilin18
- 17 avr. 2017
- 5 min de lecture
En aucune manière, je n'avais songé au jeu des chaises musicales... Chacun avait sa place au sein de la taverne. Et nous n'avions pas de règles à définir. Celui qui ne savait pas se tenir adroit sur son tabouret n'avait qu'à s'abstenir d'y venir... La convivialité et l'intégration étaient les maîtres-mots à retenir. Comme vous savez, toutes les six semaines, j'avais rendez-vous chez le coiffeur. S'il y a bien quelque chose dont j'ai horreur avec le temps qui passe, ce sont les rendez-vous fixés, les heures à convenir, tenir des engagements, faire des projets à long terme (excepté pour les vacances)... J'aurais préféré payer une astreinte que de me rendre dans ce genre d'endroit mais il faut bien soigner son esthétique et sa santé aussi donc il y a des rendez-vous qui doivent être pris, parfois. Dentiste, médecin, coiffeur etc. Le jour d'avant, j'avais sonné à Jacques. Nous avions convenu de nous revoir, ce samedi. Mais comme je l'ai écrit supra, je devais le recontacter pour définir l'heure précise de nos retrouvailles. Alors que je sortais, les cheveux colorés et bouclés, du salon de coiffure, je fus surprise de constater que les trottoirs étaient totalement givrés et recouverts d'une fine pellicule de neige, donc sous l'emprise d'une certaine dangerosité ! J'ai donc pris mon courage à deux mains afin de rejoindre la taverne. Pas à pas, j'ai déambulé dans les rues de Liège, me tenant aux façades au passage alors que le sol semblait se dérober sous mes pieds. Les pavés étaient aussi glissants que si on les avait lavés au savon de Marseille. J'étais particulièrement angoissée à l'idée de jeter l'ancre sur mon port d'attaches mais je n'avais pas d'autre choix que d'y arriver. Ce ne fût pas sans mal... Mais alors que je faisais face à la porte d'entrée, quelle ne fût pas ma surprise de voir affichée une inscription : "fermé pour cause de maladie" ! J'ai tout de suite pensé à Tof' ! Mais qu'avait-il donc ? Comment le savoir ? Nous formions une petite famille au sein de cet établissement. Nous nous saluions tous alors que nous franchissions le seuil d'entrée de la taverne, nous avions appris à nous connaître, par bribes, à nous mêler, à nous remonter le moral, à nous écouter, à nous confier, quelquefois. Très souvent, certains m'interrogeaient alors que j'étais accompagnée de mon ordinateur portable, pendant ma pause-déjeuner. J'aimais prendre un drink tout en me déconnectant du stress du travail, et le soir aussi, avant de reprendre le train; j'avais une demi-heure de battement pour ce faire. J'avais lié connaissance avec tous ces hommes qui se prosternaient à mes pieds; ils me trouvaient charmante mais aussi "cassante". Il faut dire que la gent féminine avait déserté cet endroit, depuis longtemps. J'avais appris à placer des barrières, à mettre les points sur les I et surtout à ne pas me laisser envahir par mes émotions, à dire non quand il fallait dire non, à ne jamais subir de pression, ne rien promettre, ne juger personne, ne pas maudire, ne pas médire; juste que la taverne était le terrain propice de mon inspiration fertile, qu'un Georges Feydeau en herbe et en verve aurait pu y créer un vaudeville. Il y avait toujours quelque chose qui s'y passait... Mais là, le volet était baissé, aucune lumière tamisée ne filtrait, les chaises étaient posées à même les tables tels des capuchons sur les stylos à bille bref, tout était figé, inanimé, inhabité. J'étais décontenancée par cette atmosphère somme toute irréelle. J'ai pensé à Pancho qui allait arriver, ce mexicain à la rue, qui avait été adopté, jeté en pâture dans une société qui l'avait décrié, à Joe, le comparse de ses errements noctambules, l'âme en peine, qui traînait ses guêtres depuis maintenant onze ans, n'espérait plus rien, juste être tenu au courant des informations, c'était sa seule préoccupation journalière, Marc qui aimait lire la gazette tout en sirotant son café acoquiné d'un p'tit péket, la diva qui, à peine arrivée, donnait la bise à tout un chacun et emportait sur son sillage une odeur de parfum rance et enivrante, le petit couple qui s'enlaçait au fond du couloir, il leur arrivait souvent de jouer au billard pour tuer le temps, ben oui quand on n'a pas d'emploi, on fait ce qu'on peut pour tuer le temps, pour donner un peu de consistance à des journées creuses comme des visages émaciés, Etienne le mal-aimé, le solitaire, le mec qui ne parvient pas à se caser, qui, à force de se plaindre et de geindre, on finit par ne plus avoir envie de lui parler, même que je ne l'ai jamais vu sourire ..., l'amerloque mal rasé, attifé comme un as de pique, coiffé de son chapeau de cowboy et chaussé de santiags usés, ruminant comme un boeuf un vieux chewing-gum qu'il plaque au dos du jukebox. Combien de fois, on ne s'est pas pris la tête avec ce jukebox, justement ? Ben voui, toutes générations confondues, y en a qui rêvent d'écouter Elvis, de twister derrière le comptoir alors que, moi, c'est le Grand Jacques que j'écouterais, inlassablement. https://www.youtube.com/watch?v=JxqNP2O4N1w. Et puis il y a le beau-parleur, celui qui sait tout et puis c'est tout... Plus tu l'écoutes, moins tu en apprends, que tu aurais idée de te connecter fissa sur wikipedia pour lui mettre le nez dans son c... parce qu'il raconte n'importe quoi, puis il y a le dandy, les pompes trop bien cirées, le duffel-coat qui lui colle à la peau, le nez aquilin, les oreilles décollées cachées sous ses tempes grises, qui a envie de manger des cerises alors que la saison est passée, le Tarzan moderne sauf qu'il n'a jamais arpenté un sentier boisé et que de la planète, il ne connaît que la lettre P. Je citerai le marchand de fleurs aussi, celui qui fait la tournée des cafés, les bras chargés de roses rouges et blanches comme s'il affichait le drapeau du Standard, le sourire aux lèvres, la casquette visée sur la tête, celui à qui on ne répond pas parce qu'il nous emmerde. Et bien oui, si on a envie d'un bouquet de roses, en toute logique, avec quelques euros de plus, on se rend chez le fleuriste... Enfin voilà à la taverne, il y a de la vie, il y a la musique du coeur, il y a ce petit supplément d'âme qu'on ne trouve nulle part ailleurs, on n'est jamais seul ! Cela me renvoie à cette conversation d'hier soir avec Jacques, justement. Jacques m'a déclaré qu'il ne désirait pas me contaminer par sa solitude et par son ennui. Je lui ai rétorqué qu'il n'y avait aucun risque parce que j'étais libre dans ma tête, que, dans mes yeux dansaient en permanence des papillons bleus, qu'alors que la grisaille s'était invitée en hôtesse de cet hiver, j'avais emporté dans un coin de ma mémoire les derniers rayons de soleil de l'été et Jacques n'aspirait qu'à une seule chose : le retour des beaux jours. Dommage... Si seulement il savait... Que les beaux jours ne disparaissent jamais.. Je vais tâcher de lui expliquer...
D'après une très belle photo de Michel Dufresne, publiée avec son autorisation.
Comments