LE JOUR SE LEVE
- florencequoilin18
- 17 avr. 2017
- 3 min de lecture
"Le jour se lève enfin, après des lunes de chagrin. Je suis épuisée d'avoir crevé l'oreiller de mes poings, d'avoir déchiré jusqu'à l'étoffe les draps de satin, d'avoir versé des larmes de sang pour rien, d'avoir pris autant de trains, je suffoque sous cet air malsain. Je ne sais plus combien de litres de café j'ai ingurgités. Je ne me souviens plus de tous ces rêves qui ont cisaillé ma nuit, déchiqueté en lamelles de cauchemars ce qu'il me reste de vie. J'ai vu défiler des bancs de brume, des nappes de brouillard, des jeunes premiers au pied de mon alcôve. Je ne vous raconte pas : quel tintamarre ! J'ai ôté des horloges, les aiguilles, reste juste le cadran en bois tel un éclopé sans ses béquilles. J'ai perdu la notion du temps, quel jour est-on ? Y a-t-il encore des saisons ? Je frissonne, je perds la mémoire, le fil des sensations et la candeur des émotions. J'ai retiré les mines de tous mes crayons noirs. J'entends le crissement des pneus sur la chaussée. Je devine le timbre de la ville ensommeillée et pose à même mes épaules le vieux paletot qui traîne dans l'entrée. Allez, je m'en vais, les cheveux en bataille, les yeux peinturlurés par une kyrielle d'étoiles inanimées, je chausse une paire de bottes dépareillées, souillées par la boue des chemins de campagne empruntés, il y a de cela tant d'années... Je ne sais. Alors que je claque la porte, la pluie s'abat avec fracas sur les pavés descellés de la cour. Que le diable m'emporte ou me fasse la cour. De toute manière, je mets les bouts. Je me fous de tout. J'ai un peu froid, je l'avoue. J'enroule une écharpe en laine autour de mon cou. Le vent du Nord s'amuse à ankyloser mes doigts, à piquer le bout de mon nez et à taquiner mes oreilles gelées. Je m'avance jusqu'à la place du marché. Quelques viocs déambulent déjà. Alors que je passe devant un estaminet, je remarque maints insomniaques qui tapent le carton sur la table, sirotant probablement leur dernier cognac. Ils n'ont pas fière allure mais après tout, c'est leur problème, s'ils aiment le goût de l'aventure, des bibines, des histoires blêmes et des sombres combines. Et moi, je suis là, perdue parmi les choses, je marche. Je croise des jouvenceaux noctambules qui sortent des boîtes à la mode, ils n'ont pas l'air commodes, ils ont un petit verre dans le nez, ils chantent à tue-tête à travers les ruelles jusqu'à déchirer le voile du silence et à éveiller les corps en absence de ceux qui dorment encore. Il faut que jeunesse se passe ! Le boulanger lève le volet de son salon de thé. Je vois apparaître derrière la fenêtre les croissants dorés, les pains au chocolat et toute une variété de viennoiseries et de gâteaux savoureux et sucrés qu'avec force et dédain, j'ignorerai. Je vois s'affairer les premiers marchands. Ils dressent des campements de fortune à même le vieux quartier. S'entassent des caisses, des cartons craquelés, des bouts de ficelles, des marchandises, des friandises, des structures en acier. Doucement, un semblant de vie se fraie un chemin au beau milieu de nulle part, là où les premiers baladins ne sont jamais en retard. Tandis qu'ils sont installés, que les premières notes de musique ont envahi l'espace, je me mets à rêver aux fleurs des champs, te souviens-tu, mon cher Amant ? Je ne sais pas pourquoi, j'ai songé à ça et à toi... Mon esprit divague, ma fertile imagination t'a toujours effrayé et décontenancé. C'est bien cela qui t'a éloigné de moi. Je me remémore nos balades matinales, nos dimanches de carrousels, de flonflons, de bals aux lampions, où je remplissais des pages blanches au son de l'accordéon, un univers imaginaire où je n'ai jamais trouvé grâce à tes yeux.J'aurais pu vendre père et mère, rien n'y aurait fait, même pas le Bon Dieu ! Tout se bouscule dans ma tête, tourbillonnent les rubans de ces instants figés qui s'enroulent et s'envolent tels des vestiges du passé. Je ne sais plus ce que je suis venue faire ici, au centre de ce marché où les camelots braillent tels des nouveaux nés, crient dans leur micro, attirent les badauds, comme à la mer du Nord, le sable blond et les bateaux. J'emporte nombre de fruits abîmés, un bouquet de roses séchées, quelques noisettes au coeur sec. Après tout, je pense bien que je leur ressemble un peu. Je vais rentrer, craquer une allumette, attiser le feu, fumer une cigarette, déposer à même le guéridon l'amertume de mes soupirs et écrire sous le joug de mon porte-plume mes regrets, mes secrets bien gardés. Et peut-être bien qu'après, je pourrai enfin avoir l'âme en paix".
D'après une photo de SEBASTIEN LEGRIEL publiée avec son autorisation.
Comments