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LA CINQUIEME SAISON

  • florencequoilin18
  • 15 avr. 2017
  • 4 min de lecture

Suite n° 2 de "Dieu que c'est beau !" Donc, nous ne savions toujours pas ce que nous allions faire... Notre seul luxe était le temps libre dont nous disposions. J'avais heureusement pris congé le lendemain. Donc nous pouvions rester un jour de plus. Jacques et moi cheminions sur la plage et le jour déclinait doucement. Nous étions quand même fin décembre. Les rares marcheurs s'étaient comme évaporés; nous semblions être seuls au monde. J'avoue que le froid piquant empourprait mes joues. Mes doigts étaient glacés alors même que Jacques me tenait par la main. Nous décidâmes de nous rendre dans un petit restaurant, sur la digue. Nous garderions nos sandwiches pour le soir. Nous avons scruté les devantures. Jacques affectionnait les beaux endroits. Il avait par le passé fréquenté de très classieux établissements du temps où il était architecte. Il ne travaillait plus depuis deux ans, maintenant. En fait, il avait été victime d'un arrêt vasculaire cardiaque chez son médecin traitant, alors que celui-ci l'auscultait. Il était resté un certain temps à l'hôpital et son inactivité l'avait plongé dans un profond désarroi parce qu'il avait toujours été actif. De par son métier, il avait rencontré une panoplie de personnalités variées et enrichissantes. Il avait connu quelques femmes, aussi et avait voyagé. Il se plaisait à déposer dans "l'escarcelle" de nos confidences les billets colorés de son passé révolu. J'étais suspendue à ses lèvres en permanence, et au mépris de ses grands yeux verts, j'aurais pu y passer des heures. Avec lui, jamais, je ne connaissais l'ennui. Donc, nous avons déniché un établissement où nous restaurer. A peine entrés, un serveur endimanché et affublé d'un sourire narquois, nous a accueillis et a dressé une table au bout d'un couloir sans fin. D'emblée, nous nous sommes teintés de cette atmosphère un peu rétro, très particulière, désuète mais somme toute coquette. On aurait dit que les lieux étaient inhabités. De petits rideaux en dentelles ornaient les fenêtres; un abat-jour dépareillé faisait office de paravent et des lustres empoussiérés étaient suspendus au plafond, une multitude de décorations de Noël emplissait l'espace : un magnifique sapin naturel garni de boules en verre comme nous en contemplions lorsque nous étions enfants, des guirlandes en papier, un petit manège posé à même un appui de fenêtre, une ambiance quelque peu "rococo" si l'on peut dire, mais qui nous ravissait. Les murs étaient chargés d'histoire : des peintures étaient accrochées, des fresques y avaient été flanquées, tout avait trait à la mer du Nord, les bateaux continuaient à danser sous nos yeux rêveurs. Et puis en musique de fond, le bruit des vagues. Nous étions dans un autre monde, nous aurions pu inventer la cinquième saison. Extraits de nos rêveries, nous nous emparés de la carte où figuraient quelques menus qui ne nous émouvaient guère. En fait j'avais bien deviné que nous allions nous laisser tenter par un moule-frites traditionnel. Après tout, on n'a que le bien que l'on se fait. Et naturellement, Jacques a commandé deux moules-frites bercés par deux verres de vin blanc. Nous avons alors évoqué notre soirée. Qu'allions-nous faire ? Jacques avait toujours cédé à mes caprices. Mais je devais lui avouer mon lourd secret, si bien gardé. Oui, Jacques était mon unique source d'inspiration. Dès l'instant où je l'avais rencontré, alors que je me tâtais encore et que j'écrivais pour expulser un mal-être ou les pires tourments qui souvent m'assaillaient, j'ai pris plaisir à écrire toujours en m'imprégnant de sa présence, de sa faconde, de sa prestance, de sa personnalité atypique. Donc, je suis passée aux aveux. Non, je n'étais pas amoureuse de Jacques et je ne désirais en aucune manière avoir une aventure sentimentale avec lui, je souhaitais poursuivre ma quête créative au grand dam de ce qu'il aurait pu attendre de moi. Jacques a été très surpris par le débit de mes paroles, ma loquacité et mon empressement à tout déclarer comme si le temps nous était compté. Je l'ai rassuré mais j'ai lu sur son visage une pointe d'amertume et une esquisse de chagrin, de déception, que sais-je... Ses yeux se sont subitement emplis de larmes et il m'a rétorqué que cela ne changerait rien pour lui, que nous pourrions continuer à nous fréquenter mais qu'il désirait pousser sa curiosité jusqu'à découvrir ma prose. Lui causer tant de peine m'a mise fort mal à l'aise. En aucune manière, je n'aurais osé songer le blesser mais mon coeur était cadenassé, il ne lui appartiendrait jamais. Alors, après le repas, alors que nous nous esquivions de cet endroit où nous nous étions délicieusement sustentés, nous avons décidé de reprendre le train et de rentrer. Un mutisme lourd comme un fardeau nous a accompagnés tout au long du trajet du retour comme si mille tambours s'étaient invités dans notre compartiment. Et nous nous sommes séparés comme deux étrangers sur le quai... Mon Dieu, Jacques pourra-t-il un jour me pardonner ?

D'après une photo de Jean-Louis Thas, publiée avec son aimable autorisation.


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