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PAUVRES MALANDRINS

"Je suis un vieillard, je m'appelle Edouard. Je suis né quelque part, il y a longtemps que je ne sais même plus quand, ni où, exactement. D'un siècle où les peintres peignaient des oeuvres, où les écrivains et les poètes posaient à même le papier écorné leurs regrets, des proses réfléchies ou engagées, selon, à la lueur de la verve et de la ferveur des borgnes et des mécréants; là où le cinéma muet donnait naissance à des étoiles, loin du voile de la toile d'internet, du virtuel où tout le monde est stupide et bête. Je vivais, au gré des saisons, de mes semailles et récoltes, avec la terre pour unique horizon. J'étais un homme digne et fort, multifonctions. Je n'avais pas besoin de renfort, ni de machines, je faisais tout moi-même, j'étais d'origine, un quidam animé de sagesse et de passion. En somme je pense que je n'avais besoin de personne. Je fauchais les prés; je prenais le temps : toute une saison de moissons, de l'automne, au printemps, du printemps, à l'automne. Puis j'ai eu trente ans. J'ai rencontré une femme, on a conçu des enfants. J'ai construit une maison, en rase campagne, du solide; j'ai coulé le béton, j'ai laissé à l'abandon les filles des bordels, les quand-dira-t-on. Un chef de famille, comme par chez nous, on dit. Une épaule sur qui s'appuyer, où le chas de l'aiguille pouvait facilement passer. Les gamins ont grandi, ont poursuivi leurs études, ont obtenu des certificats et tant de gratitude. Mais au fil de leur éclat, moi l'homme fourbu, je suis devenu l'ingrat, le puits de fortune, les lingots d'or à tour de bras, avec plus de valeur que ceux que je n'avais pas. Des années que leur mère avait rendu son dernier soupir. Je me souviens même à la messe d'enterrement, de leur sourire narquois. Mes enfants ! Ma chair et mon sang ! Bon sang, que c'est triste et désolant de vieillir... Et bon là, je suis devenu impotent. J'ai pas fait exprès, je n'ai pas souhaité être une charge, un patient, un béquillé de la société. Alors ils ont décidé de me placer dans un infâme établissement. Ils ont voulu me faire signer des écrits, rédiger un testament. Mais j'ai encore ma tête ! Même si ce n'est pas tous les jours la fête. Je me demande où se trouve la force de leurs sentiments, ce qui les rend si inhumains et ce qu'ils ont à coeur de laisser paraître, finalement. Enfin, voilà, je suis un vieil homme, placé dans un home... Ils attendent que je crève comme une flétrie pomme, que mes neurones tournent au ralenti, de boire jusqu'à la lie, le rogomme. Sauf que je n'ai pas dit mon dernier mot ! Ils n'auront pas ma peau ! Ni même de mon usure, les oripeaux. Au mieux, ils auront le droit de sucer mes os ! Et pourtant, je me souviens les avoir bercés, baisé leur front, porté à leurs lèvres une cuillère de bien-être et de réconfort, avoir découpé le pain, les avoir sustentés comme un père bienveillant, toujours veillé au grain, un être patient, avec tout mon amour comme l'offrent en partage, les parents. J'aurais espéré en retour, qu'ils me tiennent la main jusqu'à un prochain lendemain. Je n'avais pas grand chose pour ne dire, rien. Je n'ai plus que mon esprit pour prier et ma bouche pour rire de mon destin; mes yeux pour pleurer mais la source de leur chagrin est tarie; je retiens de ma vie, les moments de découvertes et de plaisirs, des aventures à n'en plus finir. Mais entre nous, comme je les plains, Ces tristes sires, ces pauvres malandrins !"

D'après une photo de Chérif Benabid publiée avec son aimable autorisation.

https://www.facebook.com/Ch.Benabid.Photographies/


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